Qu’est-ce que le gaullisme ?

onsoir monsieur Guaino, vous êtes né en 1957 à Arles dans les Bouches-du-Rhône, vous êtes diplômé de l’IEP de Paris et vous avez aussi un DEA de politique économique, vous êtes haut fonctionnaire, spécialiste d’économie. Vous avez dans votre carrière travaillé pour Philippe Séguin, vous avez aussi été la plume et l’un des plus proches collaborateurs de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui vous êtes député des Yvelines, membre de la Commission des affaires sociales et candidat à l’élection présidentielle (2017).

  Vous avez publié plusieurs ouvrages, dont un en 1999 avec Daniel Cohn Bendit intitulé La France est-elle soluble dans l’Europe ? Mais aussi, et on va reparler ce soir, De Gaulle au présent. Dans ce livre vous avez sélectionné des citations, des extraits de textes du général de Gaulle. Je vais tout de suite entrer dans le vif du sujet et notamment sur le terme de gaullisme parce qu’à chaque fois qu’on parle de gaullisme la question qui revient c’est la définition, qu’est-ce que ça veut dire ? Vous avez une formule, une explication dans ce livre en introduction, vous dites :

« Le gaullisme n’est pas une religion, il n’y a pas de catéchisme. Le général De Gaulle ne veut pas que sa pensée et son action soient enfermés dans un cadre aussi rigide. Il attache trop d’importance aux circonstances et de prix à sa liberté. C’est une pensée vivante qui se nourrit de l’épreuve et de l’expérience. »

  Est-ce qu’on peut malgré tout dire qu’il y a une essence du gaullisme, et par rapport à ce que vous allez répondre, se dire gaulliste aujourd’hui a-t-il encore un sens ? Si oui, lequel ?

Henri GUAINO : Chateaubriand dort pour l’éternité pas très loin d’ici et moi qui ai lu quatre ou cinq fois les Mémoires d’outre-tombe, j’avoue que ça m’a rappelé beaucoup de souvenirs de lectures. Le gaullisme d’abord, comme vous le rappeliez, ce n’est pas une doctrine, ça ne l’a jamais été. Le général De Gaulle ne l’a jamais voulu.

  Le gaullisme est une histoire. C’est une histoire qui commence dans l’entre-deux-guerres avec un officier qui fait toutes les antichambres du pouvoir pour tenter de convaincre les responsables politiques et militaires de changer les doctrines d’emploi des forces armées, de passer des doctrines qui nous avaient assuré la victoire lors de la première guerre mondiale, et dont il était persuadé qu’elles nous assureraient la défaite dans la prochaine guerre, à des doctrines plus contemporaines, tenant compte des évolutions de l’armement, et en particulier s’agissant de l’usage des chars et des avions. C’était un grand combat du colonel de Gaulle à l’époque de l’entre-deux-guerres. C’est le combat contre cette idée, stupide, que les chars allemands ne passeraient jamais par les Ardennes, et que de toute façon les avions ne servent à rien parce qu’il y a trop de poussière sur le champ de bataille. Les chars allemands sont passés par les Ardennes et les avions ont beaucoup servi.

  Le gaullisme est cette histoire qui va prendre son véritable essor le 18 juin 1940. Et puis c’est cette histoire qui se poursuit ensuite avec la Libération, le combat politique avec le RPF des années 50, puis la Ve République. Le gaullisme c’est une histoire qui ne dit plus rien à certains et qui raconte quelque chose à ceux qui se disent gaullistes aujourd’hui.

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Etre gaulliste c’est tirer une leçon intellectuelle, morale et politique de l’histoire du général de Gaulle.

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  Pour moi être gaulliste c’est tirer une leçon intellectuelle, morale et politique de cette histoire. Le général de Gaulle l’a d’ailleurs écrit, à part ses ouvrages de doctrine militaire pendant l’entre-deux-guerres, il n’a publié que des mémoires, en disant : « Vous savez, elles serviront – les Mémoires de guerre en particulier – elles serviront à nourrir l’ardeur des générations futures. »

  Si l’on cherche le sens de cette leçon ou de ces leçons, on la trouve précisément le 18 juin 1940, elle est dans ce refus obstinément opposé, contre toute raison, contre toute évidence, le 18 juin, à ceux qui menacent d’asservir un homme ou un peuple. Le 18 juin le gaullisme entre dans l’histoire avec un non, ce non dont Malraux disait : il fait écho au non d’Antigone et de Jeanne d’Arc par-dessus les siècles. Le gaullisme est cette idée fondamentale que la politique, au fond, est l‘irruption de la volonté humaine dans l’histoire. Le gaullisme est l’idée même du volontarisme politique et donc une certaine conception de la liberté humaine.

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Le gaullisme est cette idée fondamentale que la politique est l’irruption de la volonté humaine dans l’histoire. Le gaullisme est l’idée même du volontarisme politique et donc une certaine conception de la liberté humaine.

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  De Gaulle n’est pas un héros romantique, c’est un héros classique, c’est un héros de tragédie. Il y a une correspondance entre ce qu’a été fondamentalement le gaullisme et cette matrice de toute notre pensée occidentale de la liberté qu’est la tragédie grecque. Le premier « non » qui sort d’une poitrine humaine dans le théâtre antique grec, le premier « non » d’un héros d’Eschyle, de Sophocle, ce « non » fermement opposé au destin. On peut être écrasé par le destin ou on peut être écrasé par des forces supérieures, mais la dignité de l’homme est dans sa capacité à dire quand même « non », à refuser de se coucher. Une phrase de Malraux dans le discours des Glières qui résume très bien au fond cette philosophie quand il dit : « Seul l’esclave dit toujours oui. » Voilà ce que c’est au fond que le gaullisme.

  Leçon toujours d’actualité, plus que jamais, à une époque où la plupart des responsables politiques, enfin je veux dire des politiciens, ont choisi de renoncer à tout volontarisme en politique. Ils ont construit un système dans lequel les voilà forcés d’assumer des responsabilités qu’ils ne peuvent plus exercer, qu’ils ne veulent plus exercer. Le noeud de la crise politique aujourd’hui est là, il est dans cette question, appelez-la philosophique ou morale ou intellectuelle, qui vide la politique de tout son sens.

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La plupart des responsables politiques, des politiciens, ont choisi de renoncer à tout volontarisme en politique. Ils ont construit un système dans lequel les voilà forcés d’assumer des responsabilités qu’ils ne peuvent plus exercer, qu’ils ne veulent plus exercer.

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  Qu’est-ce qu’une politique qui ne veut plus rien ? Qu’est-ce qu’une politique qui vous dit : « Bah il faut s’adapter à la mondialisation. » ? Qu’est-ce qu’une politique qui n’a rien d’autre à dire aux Français que « Je vous ai beaucoup promis mais je n’y peux rien. » Qu’est-ce qu’une politique qui laisse gouverner les juges, les bureaucrates, les autorités indépendantes, les traders ? Qu’est-ce qu’une politique qui dit « Je ne peux rien contre les marchés, je ne peux rien contre le commerce, je ne peux rien contre la technique ? » Qu’est-ce qu’une politique qui n’est pas inspirée par tout ce qui a inspiré notre idée de la liberté humaine et de la dignité humaine ?

  Etonnons-nous après du rejet violent de la politique, car s’il n’y a plus de politique, il n’y a plus de possibilité d’appel, il n’y a plus rien vers lequel les gens puissent se tourner pour dire : « Aidez-moi, protégez-moi. » Et voilà donc notre monde livré à tous les déterminismes qui précisément, j’y reviens, menacent d’asservir les hommes et les peuples.

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Etonnons-nous après du rejet violent de la politique, car s’il n’y a plus de politique. Et voilà donc notre monde livré à tous les déterminismes qui menacent d’asservir les hommes et les peuples.

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  Qu’est-ce que le gaullisme ? C’est la volonté d’un peuple d’écrire lui-même sa propre histoire. Qu’est-ce que la politique ? C’est donner les moyens à un peuple d’écrire sa propre histoire.

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Qu’est-ce que le gaullisme ? C’est la volonté d’un peuple d’écrire lui-même sa propre histoire. Qu’est-ce que la politique ? C’est donner les moyens à un peuple d’écrire sa propre histoire.

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  On m’a dit un jour dans une réunion publique, une dame se lève – c’était un dîner-débat – elle me dit : « Dites-moi quelque chose pour que je puisse faire rêver mon fils. » Je lui ai répondu : « Je ne fais pas de la politique pour faire rêver votre fils, ni pour faire rêver personne, je fais de la politique pour donner à chacun les moyens de réaliser ses propres rêves, c’est-à-dire à chacun les moyens d’être un homme libre, capable de choisir lui-même sa vie. » Et ce qui est vrai pour un homme est vrai pour un peuple. Parce que personne ne vit seul au monde.

  Qu’est-ce que le gaullisme ? Une grande leçon de morale. Le contraire de celle que nous a infligée Lionel Jospin quand il a dit un jour à propos d’une crise chez Michelin, qu’il ne voulait pas intervenir – soit. Et on lui a demandé pourquoi. Il a répondu : « L’Etat ne peut pas tout. » Je sais bien que beaucoup de mes amis ont trouvé ça génial. Moi je trouve ça accablant, mais accablant moralement, parce que d’abord l’Etat peut tout. Il peut interdire les licenciements et nationaliser… Il ne doit pas tout faire, mais c’est autre chose.

  Si monsieur Jospin avait voulu assumer la responsabilité morale de la politique, il aurait dit : « Je ne veux pas intervenir. » et non pas « Je ne peux pas. ». « Je ne veux pas, en voici les raisons, et je les assume, j’assume ne pas vouloir intervenir parce que les conséquences, le remède seraient pires que le mal. » Et là, il aurait assumé ses responsabilités. Quand il dit « Je ne peux pas. » il se défausse de ses responsabilités.

  Une politique qui se défausse de ses responsabilités perd tout sens moral. Et c’est exactement ce qui nous arrive. Et cela c’est l’exact contraire d’une attitude gaulliste ou gaullienne. Oui, oui le gaullisme est encore d’actualité. Il est aussi d’actualité parce que le gaullisme c’est une grande exigence pour soi-même et pour les autres.

  Certains se souviennent sans doute de ce que le général De Gaulle a dit aux premiers volontaires de la France libre à Londres la première fois qu’il les a accueillis. Il leur a dit : « Je ne vous féliciterai pas d’être venus, vous n’avez fait que votre devoir. » Et d’ailleurs, si vous écoutez tous les rescapés de la Résistance ou de la France libre, chaque fois qu’ils ont pris la parole, chaque fois qu’on les a interrogés après la guerre, ils ont toujours dit : « Nous ne sommes pas des héros, nous n’avons fait que notre devoir. » Le général De Gaulle lui-même considèrait qu’il n’avait fait que son devoir. C’est une idée très élevée de la dignité humaine. Vous n’avez fait que votre devoir, je ne vous féliciterai pas. Essayez avec les hommes politiques d’aujourd’hui.

  Voyez la crise de la politique, la crise de la nation, la crise du devoir, de la morale. Ca commence là. Elle commence dans cette attitude-là, dans ce comportement politique-là. La parole politique est une parole qui pèse lourd, c’est une parole qui porte en elle une responsabilité. Ce n’est pas une parole anodine. Ce n’est pas une parole ordinaire. Ce n’est pas des propos de comptoir. Ce n’est pas la parole qu’on peut prononcer le soir chez soi entre amis. Elle est lourde de sens. Et quand elle renonce à assumer cette responsabilité, alors vient le temps des grandes difficultés.

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Voyez la crise de la politique, la crise de la nation, la crise du devoir, de la morale. La parole politique est une parole qui pèse lourd, c’est une parole qui porte en elle une responsabilité.

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  Et le gaullisme prend toute sa dimension dans les périodes de crise. C’est tellement exigeant au fond de se comporter comme le général de Gaulle, tellement exigeant que dans les temps ordinaires, il est très difficile d’exiger cela non seulement de soi-même, mais des autres. Je pense souvent – je l’ai d’ailleurs écrit – à ce qu’a été la vie du général de Gaulle précisément en dehors de ces temps de crise, et notamment dans les années trente, même dans les années vingt, il m’a toujours fait penser à l’albatros de Baudelaire gêné par ses ailes de géant, quand il s’élève dans les airs c’est un oiseau magnifique qui profite de l’envergure de ses ailes. Mais quand il est au sol il paraît très pataud. Le général de Gaulle quand il était à Saint-Cyr ou à l’Ecole de guerre avec son attitude perpétuelle, comme avait dit un jour un de ses professeurs « de roi en exil » était presque insupportable à la plupart de ses camarades. 😄

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Le gaullisme prend toute sa dimension dans les périodes de crise.

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  Et un jour, le 11 juin 1940, cette attitude de souverain, qui paraissait complètement déplacée, cette attitude hautaine, cette attitude extraordinairement orgueilleuse, a épousé le destin de la France à un moment parce que la France n’était plus rien, elle devait être plus orgueilleuse que jamais. Et à ce moment-là l’orgueil du général de Gaulle et l’orgueil de la France se sont confondus, et lui a conservé sa dignité tellement mise à mal par la faute morale de la Collaboration.

  Il ne vous a pas échappé que la période que nous traversons est une période de crise. Ca ne vous a pas échappé que jamais, sans doute, les désordres du monde n’ont été aussi grands depuis la seconde guerre mondiale. Jamais. On a eu la guerre froide après la seconde guerre mondiale, mais la guerre froide était un jeu rationnel. Chacun cherchait à savoir jusqu’où il pouvait ne pas aller trop loin. Personne n’avait envie de vitrifier l’autre pour se retrouver vitrifié à son tour. C’est très dangereux mais très rationnel.

  Aujourd’hui il n’y a plus de gens rationnels. On est à la merci des fous, des fanatiques, on est à la merci des terroristes, des extrémistes. On est aussi à la merci de la folie des marchés financiers, à la merci de la folie spéculative. On est à la merci de l’ivresse de la toute puissance des juges, des autorités indépendantes, des bureaucraties. Jamais les désordres du monde n’ont été aussi importants et peut-être jamais aussi dangereux depuis la seconde guerre mondiale.

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Aujourd’hui il n’y a plus de gens rationnels. On est à la merci des fous, des fanatiques, on est à la merci des terroristes, des extrémistes. On est aussi à la merci de la folie des marchés financiers, à la merci de la folie spéculative. On est à la merci de l’ivresse de la toute puissance des juges, des autorités indépendantes, des bureaucraties.

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  Et alors oui c’est un moment gaullien, c’est un moment où il faut savoir dire non. C’est un moment où il faut savoir percevoir le tragique de l’histoire parce que nous y sommes. Dans les instants tragiques, les instants de doute, l’homme se retrouve confronté brutalement à sa plus grande responsabilité. Ces moments où il doit choisir son destin, choisir son histoire, et où il connaît la grande angoisse puisque son avenir dépend de sa décision. Cet instant tragique que Camus voit dans le moment où le Christ dit : « Mon dieu pourquoi m’as tu abandonné ? » Cet instant tragique qu’il résumera un jour en disant : « La tragédie c’est quand Antigone a raison et que Cléon n’a pas tort. » c’est-à-dire quand deux vérités qui paraissent également légitimes, deux forces qui paraissent également légitimes s’affrontent et qu’il faut choisir sans avoir de réponse dans aucun catéchisme, dans cette zone grise qui est entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, où l’homme est livré à lui-même, à sa plus totale liberté, à sa plus grande angoisse. Nous y sommes.

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La tragédie c’est quand Antigone a raison et que Cléon n’a pas tort. 

Albert CAMUS

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  Prendre conscience que la condition humaine est tragique et que par conséquent la politique est tragique. J’ai écrit un jour une tribune sur le Front national. Je crois qu’il est vain de parler du fascisme etc. Ce qui est plus intéressant, c’est ce qui fait ma divergence profonde avec le Front national, dont je ne sais pas s’il est à l’extrême droite, à l’extrême gauche ou l’extrême centre – bien malin celui qui pourrait d’ailleurs faire cette classification – mais c’est un parti dont les responsables évacuent le plus souvent précisément la dimension tragique de la politique. C’est facile si tout est manichéen, si tout est bien ou mal, si tout se tranche à coups d’épée, on a la conscience en paix.

  Mais la morale de la politique ce n’est pas la conscience en paix. Ce n’est pas la bonne conscience, c’est le cas de conscience, c’est le déchirement de la conscience. C’est quand on dit au Président de la république : « Des terroristes viennent de prendre des otages, est-ce qu’on donne l’assaut ou est-ce qu’on ne donne pas l’assaut ? Est-ce qu’on les laisse partir et emmener les otages ou est-ce qu’on les empêche de partir ? » Madame Duflot un jour m’a dit sur un plateau de télé après une opération malheureuse pour libérer des otages : « Si vous n’aviez pas attaqué, ils seraient encore vivants. » Mais qui pouvait dire ça ? Quand vous êtes en face, tout seul, face à votre conscience, est-ce que j’essaie de les libérer, est-ce qu’ils vont les emmener pour les égorger plus loin, est-ce que je tente quelque chose, sachant qu’évidemment ça peut échouer. Là on sent le tragique de la politique.

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La morale de la politique ce n’est pas la conscience en paix. Ce n’est pas la bonne conscience, c’est le cas de conscience, c’est le déchirement de la conscience.

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  Et comme en Libye c’est toujours facile de dire : « Il fallait pas y aller. ». Le Président de la République quand on lui dit : « Monsieur le Président il y a un million de personnes à Benghazi, Kadhafi entoure la ville, il veut tous les tuer. Si vous ne nous aidez pas, il le fera. » Alors vous avez d’un côté les conséquences qui peuvent conduire au chaos et puis de l’autre côté un million de morts potentiel dont vous avez la responsabilité. Je ne sais pas si la décision était bonne ou mauvaise, ce que je sais c’est qu’à cet instant même, la politique épouse la tragédie. Le Président est seul et il n’a que sa conscience pour trancher.

  Et prendre conscience de cette dimension tragique cela c’est une des grandes leçons politiques et morales du gaullisme. Est-ce que vous croyez vraiment que nous ne sommes pas dans une période où nous devons prendre conscience de la dimension tragique de la politique ? Vous avez vu la nature du débat politique aujourd’hui ? Vous avez vu à quoi ressemble la politique aujourd’hui ? Elle ressemble exactement à ce à quoi ressemblait la politique à la fin des années 30, à la veille d’une des plus grandes tragédies de notre histoire. Elle ressemble exactement à la politique de la France à la fin des années 50. Quand on est allé chercher le général de Gaulle en 1958, le pays était au bord de la guerre civile et, accessoirement, de la faillite financière, la vraie, pas celle d’aujourd’hui. Aujourd’hui c’est la même chose.

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Est-ce que vous croyez vraiment que nous ne sommes pas dans une période où nous devons prendre conscience de la dimension tragique de la politique ?

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  Quand le Président de la République actuel [François Hollande] a été désigné par les primaires de la gauche, j’ai dit : « C’est la victoire de Guy Mollet, de la vieille SFIO. Nous avons Guy Mollet sans la Résistance – Guy Mollet a fait de la Résistance – à l’Elysée. » Le tragique de l’histoire, vous êtes tranquilles, ce président n’a aucune idée de ce qu’est le tragique de l’histoire et le tragique de la politique. Le problème c’est qu’ils se mettent tous à lui ressembler. Vous croyez vraiment qu’on va pouvoir affronter le monde qui vient, les drames qui se dessinent, avec une telle conception morale de la politique ? Voilà pourquoi le gaullisme est d’actualité, d’abord pour ça. L’idée qui prévaut aujourd’hui est que la politique ne peut plus rien, c’est une idée folle. Mais si on pense que la politique ne peut plus rien, il faut rester chez soi.

  Et deuxièmement cette conception du tragique de la politique et de la force du non dans l’histoire, comme disait Malraux, j’y reviens, seul l’esclave dit toujours oui. Et non la politique ne peut pas être de s’adapter à la mondialisation. La politique c’est se donner les moyens d’agir dans le monde tel qu’il est – pas dans le monde tel qu’on le rêve – mais se donner les moyens d’agir.

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Non la politique ne peut pas être de s’adapter à la mondialisation. La politique c’est se donner les moyens d’agir dans le monde tel qu’il est – non dans le monde tel qu’on le rêve – mais se donner les moyens d’agir.

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  Puis, accessoirement, garder cette inquiétude morale, cette inquiétude du coeur, comme disait Saint Augustin, que beaucoup de mes amis ont oublié. Certains nous disent aujourd’hui : « Si nous sommes dans les difficultés que nous connaissons aujourd’hui, c’est parce que les Français ont trop bien vécu depuis 40 ans. Maintenant voici venu le moment des sacrifices. Il faut payer l’addition. » Je ne sais pas s’ils ont bien vécu depuis 40 ans, mais la plupart des Français, non. Mais ce n’est pas seulement un problème de stratégie politique – bien sûr, c’est suicidaire politiquement – mais en plus cela pose un problème moral. Allez donc regarder les Français dans les yeux, allez à leur rencontre en leur disant : « Vous avez trop bien vécu depuis 40 ans et c’est pour ça que ça ne va pas. » et si vous pouvez le faire sans avoir honte, alors c’est que nous n’avons pas la même conception de la morale.

  Et puis l’autre attitude que je trouve assez difficile moralement à accepter – j’ai souvent raconté cette anecdote – c’est celle de cette jeune militante qui un jour est venue me voir quand j’étais à l’Elysée. On a engagé la conversation, je lui ai demandé de quelle famille politique elle venait. Réponse : une espèce d’agrégat de divers courants, diverses sensibilités politiques. A la réflexion elle me dit « Libérale. » Soit. Et vous définiriez comment le libéralisme ? Elle réfléchit encore et me dit : « Liberté et responsabilité » Je lui ai dit certes, alors c’est sans doute très libéral, c’était le titre d’un programme de Chirac au début des années 80 « Libre et responsable ». Je lui ai dit : « Si vous vous trouvez un jour en face d’un ouvrier de 50 ans qui vient de perdre son emploi parce que son entreprise est partie en Chine, il a une femme qui ne travaille pas et il a encore trois enfants à élever. Vous le regardez droit dans les yeux et vous lui dites : « Libre et responsable » ? Je suis désolé, je ne peux pas. Et quand je me suis engagé en politique, il y avait encore beaucoup de responsables politiques qui ne pouvaient pas faire ça. Quand les hommes politiques peuvent se comporter de cette façon, alors la politique est mal partie.

  Je sais que vous êtes dans une association qui veut faire dialoguer les droites, je sais que beaucoup d’entre vous adorent ce mot. D’abord « la droite », laquelle ? Il y en a tellement. Et elles s’entendent tellement bien depuis 200 ans. Et surtout, comment peut-on faire passer son pays après son camp ou son parti ? Qu’est-ce qu’une politique qui n’a pas d’abord pour objectif de faire quelque chose pour son pays ? Le général de Gaulle encore :

  « La France ce n’est pas la droite, la France ce n’est pas la gauche, la France c’est tous les Français. »

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Vous voulez faire dialoguer les droites, je sais que beaucoup d’entre vous adorent ce mot. D’abord « la droite », laquelle ? Il y en a tellement. Et elles s’entendent tellement bien depuis 200 ans [ironique].

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  L’élection du Président de la République au suffrage universel est l’application de ce principe parce que vous ne pouvez pas être élu qu’avec votre camp. Je ne reviens pas sur l’effet délétère des primaires. Vous voyez à quoi ça a conduit des gens raisonnables. Quelqu’un m’a dit l’autre jour : «Vous imaginez, est-ce que le général de Gaulle aurait pu se présenter aux primaires ? » J’ai dit : « Vous imaginez le général de Gaulle aller faire un débat à la télévision avec son ancien premier ministre, son ancien ministre des affaires étrangères, son ancien ministre de l’agriculture, son ancien ministre de l’environnement, son ancien premier ministre. Fermez les yeux un instant et imaginez la scène. »

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Est-ce que le général de Gaulle aurait pu se présenter aux primaires ?

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  Mais au-delà de ça, c’est consacrer le principe du camp comme plus important que le principe de la nation. Et cela, c’est catastrophique, surtout dans un moment où tout cela n’a plus grand sens. Avant, il y avait le stalinisme, le collectivisme d’un côté, la démocratie libérale de l’autre. Je me souviendrai toujours au moment de Maastricht – je sais que je suis en terre bretonne mais bon je vais assumer mon « non » aussi – c’était ma première campagne politique et franchement, avec le recul, je ne suis pas certain d’avoir eu tort.

  J’ai publié un premier livre avec Marie-France Garaud, Philippe Séguin et d’autres qui avait pour titre De l’Europe en général et de la France en particulier. Ca a été le premier texte sorti au début du débat sur Maastricht.

  Et nous avons donné une conférence de presse et il y avait parmi nous un homme politique pas très à gauche, même très très à droite qui s’appelle Alain Griotteray, pour ceux qui s’en souviennent peut-être, qui était un résistant et qui travaillait beaucoup pour le Figaro et était maire d’une commune dans la région parisienne. Et un journaliste se lève, malicieux, et lui dit : « Monsieur Griotteray, ça ne vous dérange pas d’être dans le même camp que les communistes ? » Puisqu’il disait non et que les communistes disaient non aussi. Et Griotteray le regarde et répond : « Mais vous savez, mon jeune ami, j’étais dans les maquis. Et quand on a vu arriver les communistes, on a été bien contents de les voir arriver. » C’est une petite leçon d’histoire.

  Un jour aussi un maire des Hauts-de-Seine racontait cette anecdote il n’y a pas longtemps. Il venait de conquérir sa ville sur les communistes – les Hauts-de-Seine ça a été la ceinture rouge pendant très longtemps – et il y avait une rue qui portait le nom d’un résistant communiste, et il décide de la débaptiser. Et Charles Pasqua le fait venir – il était président du Conseil général des Hauts-de-Seine à l’époque – et il lui dit : « Tu veux débaptiser une rue. Tu ne devrais pas. Je sais, ce sont des choses difficiles à comprendre pour ta génération. Mais dans la Résistance, nous avons défendu la France ensemble. » et lui a parlé comme ça pendant un quart d’heure. Le maire en question n’était pas du tout tenté par une quelconque compromission avec la gauche. Et quand il est revenu dans sa mairie, il ne voulait plus débaptiser la rue. Il nous a raconté cette anecdote il n’y a pas longtemps. On a inauguré chez lui une place Charles Pasqua. Pasqua n’était pas très à gauche non plus.

  C’est pour vous dire qu’il y a des choses par moments qui dépassent tout le reste. Et aujourd’hui il y a une gauche des partis, il y a une droite des partis, il y a un centre des partis. Mais qu’est-ce que tout cela signifie ? Vous croyez vraiment que Léon Blum aurait reconnu son frère en politique dans le Président de la République [François Hollande] ? Et franchement, si on avait dit à François Mitterrand que François Hollande serait un jour à sa place…

  J’ai détesté Mitterrand mais il faut reconnaître une chose : il nous a laissé les institutions en bon état. Sur la scène internationale – même si je ne partage pas sa politique – il n’a pas été indigne dans la représentation de notre pays. Il avait eu cette phrase merveilleuse dont je ne me lasserai jamais, lui qui avait écrit que les institutions de la Ve république – j’ai vu que monsieur Hollande était tenté par le même cheminement – lui qui avait écrit Le Coup d’Etat permanent, en accédant à la présidence on lui demande : « Monsieur le Président, vous qui avez tant critiqué les institutions de la Ve République, comment vous sentez-vous dans la peau d’un Président de la Ve République ? » Il a répondu : « Les institutions de la Ve République étaient dangereuses avant, elles le redeviendront après moi. »

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Demandons-nous toujours simplement ce qui est bon pour notre pays et ce qui ne l’est pas. Surtout quand la nation est aussi menacée qu’aujourd’hui. Car elle l’est. Elle l’est encore une fois, plus que jamais depuis la seconde guerre mondiale. Elle l’est parce que nous sommes menacés par la désintégration sociale, par le communautarisme, par le régionalisme.

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  Demandons-nous toujours simplement ce qui est bon pour notre pays et ce qui ne l’est pas. Surtout quand la nation est aussi menacée qu’aujourd’hui. Car elle l’est. Elle l’est encore une fois, plus que jamais depuis la seconde guerre mondiale. Elle l’est parce que nous sommes menacés par la désintégration sociale, par le communautarisme, par le régionalisme. On a trouvé cette idée géniale – je sais que ça plaît à beaucoup de gens – d’abolir le cumul des mandats, et en même temps on a créé de grandes principautés, c’est-à-dire qu’on a créé toutes les conditions pour opposer le national au local, dans un moment où la nation est tellement fragile, tellement fragilisée par la construction européenne, par la mondialisation, par l’immigration et par les soubresauts et désordres du monde. On prend un risque considérable.

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On a créé toutes les conditions pour opposer le national au local, dans un moment où la nation est tellement fragilisée par la construction européenne, par la mondialisation, par l’immigration et par les soubresauts et désordres du monde. On prend un risque considérable.

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  Oui, la question nationale va être la grande question, mais pas seulement la grande question identitaire, également la grande question politique, la grande question démocratique, la grande question économique, la grande question sociale, la grande question culturelle. Alors oui, quand les désordres sont aussi grands et la nation aussi menacée, le gaullisme, la leçon du gaullisme a peut-être une force beaucoup plus grande que jamais. Et c’est le moment pour larguer tout par-dessus bord. Fantastique. Alors je sais bien on ne gagnera peut-être pas une élection en disant : « Je suis gaulliste, je suis gaulliste ! ». Si on pouvait au moins retenir la leçon intellectuelle, la leçon politique et morale. Peut-être que nous serions mieux à même d’affronter les difficultés du monde. Voilà ma réponse.

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Oui, la question nationale va être la grande question, mais pas seulement la grande question identitaire, également la grande question politique, la grande question démocratique, la grande question économique, la grande question sociale, la grande question culturelle.

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Souveraineté nationale, Souveraineté populaire, Indépendance nationale, par Marcel GAUCHET et Henri GUAINO – Des livres & nous

Le référendum, un coup d’État ? par Henri GUAINO – Des livres & nous

De Gaulle – Gaullisme (19 livres) – Des livres & nous

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